4. Place à la Cour Pénale Internationale

J’ai prononcé cette conférence au Collège de France le 18 juin 2019 dans le cadre d’une série intitulée « L’histoire et avenir de la justice pénale internationale. » Une vidéo de cette conférence est disponible en ligne ici.


A. Introduction

Membres du Collège de France, invités distingués, mesdames et messieurs. Nous arrivons à la quatrième et dernière conférence de cette série sur l’histoire de la justice pénale internationale. Nous nous intéressons aujourd’hui à la Cour pénale internationale (la CPI), qui a été créée à La Haye en 2002. 

Cette cour ne doit pas être confondue avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ni avec la Cour internationale de justice, qui se trouvent toutes deux à La Haye. Comme nous le verrons, la CPI est très différente des deux autres. En effet, il s’agit d’une institution pénale que l’on cherche à mettre en place depuis plus de 150 ans. 

Aujourd’hui, j’utiliserai à nouveau les six thèmes que j’ai employés tout au long de cette série de conférences pour encadrer cette discussion. Pour ceux d’entre vous qui n’ont pas assisté aux conférences précédentes, il s’agit : d’un aperçu narratif de la Cour pénale internationale, d’une discussion sur ses objectifs, d’une exploration de sa signification politique, de solutions de substitution aux poursuites, du droit et des conséquences du travail de la cour. J’espère montrer que, même si la CPI a été créé pour transcender de nombreux aspects des précédentes versions du droit pénal international, il en imite encore beaucoup. 

Lors de ma première conférence dans cette série, j’ai commencé par une série de thèses sur le droit pénal international. Je ne les les répéterai pas maintenant, mais à la fin de ma présentation sur la CPI, je reviendrai sur ces thèses afin de résumer l’ensemble de la série de conférences. Comme je l’ai mentionné au début de la première conférence, j’espère que vous sortirez avec une idée du potentiel et des limites de la justice pénale internationale.
 

B. Narrative

Permettez-moi de commencer par un apercu narratif. Des efforts importants ont été déployés depuis au moins 150 ans pour mettre en place une cour pénale internationale permanente. En 1870, Gustac Moynier, fondateur du Comité international de la Croix-Rouge, est l’auteur d’un traité plaidant pour la création d’une Cour pénale internationale. Comment pourrions-nous sinon appliquer les lois de la guerre ? Comment pourrions-nous surmonter le problème de la partialité dans leur application ?[1] 

En 1919, la Commission de responsabilité établie par les puissances de l’entente a recommandé la création d’une Cour pénale internationale.[2] En 1920, un comité consultatif créé par la Société des Nations pour élaborer un statut pour la Cour permanente de justice a proposé de donner compétence à la Cour pour “les infractions au droit universel des nations”. La convention sur le génocide de 1951 fait référence à un « tribunal pénal international »[3] dans l’espoir qu’il en soit créé un. 

Puis, en 1998, dans l’espace politique fertile entre la chute du mur de Berlin et le 11 septembre 2001, les États ont convenu de créer une Cour internationale permanente. Cette étape historique a suscité une énorme euphorie, même si d’autres ont averti qu’il ne pouvait y avoir d’échappatoire à la politique. 

L’une de mes thèses est que chaque nouvelle édition de la justice pénale internationale a tenté d’améliorer les lacunes de son précédent. Avec la CPI, formellement, il y avait beaucoup à célébrer à cet égard. Toutes les autres cours et tribunaux internationaux dont nous avons discuté ont été créés post hoc, alors que la CPI a été créée ex ante en prévision des atrocités. De plus, la CPI ayant été établie par traité, elle a promis de mettre fin à la tradition d’imposer des institutions pénales aux États qui ne les acceptaient pas. Bien que le statut prévit effectivement que le Conseil de sécurité des Nations Unies renvoie les affaires à la CPI, la Cour s’est principalement appuyée sur les États pour qu’ils consentent de leur plein gré à la compétence de l’institution. 

En ce sens, la CPI a promis de nous sortir de la justice des vainqueurs. À la suite de cette nouvelle structure, la CPI a également promis de dépasser le problème du droit rétroactif, qui préoccupait le domaine depuis le début. Les normes seraient définies et convenues à l’avance. Enfin, la CPI aurait une portée mondiale, au lieu d’être limitée à une géographie ou une période très particulière, comme tous ses prédécesseurs. En fonction de la manière dont on compte, le tribunal a suscité une adhésion généralisée. 

À ce jour, 123 États membres sur 195 sont membres de la CPI, ce qui signifie que le tribunal est compétent en matière de crimes internationaux commis sur leur territoire ou par leurs ressortissants à l’étranger. Il est clair que 123 États sur 195 constituent une majorité majeure, mais les absences sont également très importantes. La Russie, la Chine, les États-Unis, l’Inde, le Pakistan et l’Indonésie ne sont pas membres de la CPI. En bref, plus de la moitié de la population mondiale et la plupart des superpuissances ne sont pas parties au système de la CPI.

En plus, il est juste de dire que les 17 premières années de l’existence de la Cour ont été difficiles. En tout, 37 personnes ont été inculpées et seule 3 condamnations ont été prononcées. Certes, quatre des 27 personnes sont décédées avant leur arrestation et 11 autres n’ont pas été transférées à la cour, mais une série d’acquittements très médiatisés ont gravement porté atteinte à la réputation de l’institution. 

En grande partie, l’expérience montre que l’institution ne pouvait pas transcender la tension entre politique et morale qui a toujours caractérisé ce domaine. Avec le temps qu’il nous reste, j’espère pouvoir vous fournir plusieurs illustrations au sein des six thèmes que j’ai utilisés tout au long de ces conférences, montrant comment la CPI a reproduit des expériences antérieures sur le terrain. 

Avant de passer au thème suivant, je souhaite mettre en évidence une caractéristique structurelle de la CPI qui est cruciale pour votre compréhension. C’est également une caractéristique des procès postérieurs à la Première Guerre mondiale, qui ont ensuite généré des problèmes similaires. La CPI est conçue pour servir de support aux procès nationaux, offrant aux tribunaux nationaux la première occasion d’entendre des affaires. 

En utilisant le terme complémentarité, la CPI n’est en mesure d’entendre des affaires que si elle établit que les juridictions nationales « manque de volonté ou de capacité » à porter elles-mêmes les affaires en justice. Cette structure reproduit Leipzig. 

Après la première guerre mondiale, le traité de Versailles contenait des dispositions obligeant les Allemands à extrader ses ressortissants vers les puissances de l’Entente pour y être jugés, mais lorsque les Allemands ont refusé pour des raisons d’honneur, les puissances de l’Entente ont accepté à contrecoeur d’autoriser les Allemands à juger ses propres ressortissants. Lors de notre conférence précédente, je l’ai appelée la justice des vaincus. 

Selon Gerd Hankel, l’Entente n’a accepté cet amendement que parce qu’elle pouvait réaffirmer sa compétence si les procès allemands s’étaient révélés « exclusivement destinés à protéger les coupables de la punition pour leurs infractions ».[4]  Bien entendu, les procès de Leipzig se sont avérés être une farce en raison du conflit d’intérêts existant dans les États poursuivants en justice. De plus, il était impossible pour les pouvoirs de l’Entente de réaffirmer leur compétence. 

Comme nous le verrons, à de nombreux égards, la structure et l’expérience de la CPI reflèteront cette histoire.
 

C. Objectifs

J’aborde ensuite mon deuxième thème, les objectifs de la CPI. Comme nous l’avons vu, la justice pénale internationale a plusieurs objectifs possibles, qui ne sont pas clairement définis ni hiérarchisés. Lors des conférences précédentes, nous avons discuté du châtiment fondé sur l’indignation morale, la dissuasion, l’incapacité, le changement de régime, la réconciliation, etc. Tous ces objectifs sont également applicables au rôle de la CPI, mais je tiens à en souligner deux autres qui sont particulièrement importants à la CPI. Les deux sont contenus dans le préambule du statut de la CPI.

Premièrement, le préambule dit, et je cite :  

« Ayant à l’esprit qu’au cours de ce siècle, des millions d’enfants, de femmes et d’hommes ont été victims d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine. »

En Anglais la disposition parle d’un veritable choc pour la conscience humaine. Cette idée d’atrocités heurtant ou choquant la conscience de l’humanité n’est pas nouvelle; en fait, elle a été utilisée dès les premières discussions après la Première Guerre mondiale et à toutes les étapes depuis. J’ai utilisé les faits de l’affaire du docteur à Nuremberg pour essayer de produire ce sentiment de choc moral chez vous, et je donnerai un autre exemple venant de Colombie plus tard au cours de cette conférence. Je partage ces histoires parce que je veux vous permettre d’avoir une petite idée du sentiment qui a propulsé ce domaine moralement. 

En revanche, nombreux sont ceux qui critiquent le poids de ce sentiment politiquement. De nombreuses sciences politiques sont profondément sceptiques quant à l’idée d’atrocités « choquant la conscience de l’humanité ».[5] Ils soutiennent que ce langage solennel et ronflant est une tentative de neutralisation de la politique, qu’il suppose une plus grande uniformité morale dans le monde qu’il n’en existe, et qu’il élimine d’autres programmes tout aussi convaincants, comme la pauvreté dans le monde. 

Bien que tout cela soit vraisemblablement vrai, après avoir examiné de près ces réalités, j’affirme que le choc est très important et que ressentir une indignation morale en réponse à celui-ci est une réaction humaine très naturelle et psychiquement saine. Cet outrage découle du sentiment que les auteurs ont fait ces choix. En outre, j’estime que, dans l’histoire, ce choc sur notre conscience est à la base d’une grande partie de ce dont nous avons discuté, même s’il a été déployé de manière sélective pour des raisons politiques. Ainsi, dans ce seul objectif, nous voyons la tension entre la morale et la politique qui constitue un thème dans ces présentations.  

De même, le préambule du Statut de la CPI stipule également, et je cite encore, 

« Déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes »

Je soutiens que cette notion d’impunité est aussi une idée morale; il s’agit de ne pas les laisser s’en tirer. Ce serait moralement absurde. En fait, toutes les absurdités morales que nous avons vues au cours de ces conférences éclairent cette notion d’impunité. 

Par contre, encore une fois, il existe une excellente littérature critique affirmant que cette notion d’impunité exclut d’autres questions importantes et qu’elle nous permet de passer outre toutes les lacunes de la justice pénale internationale,[6] dont nous avons discuté au cours de cette série. 

Comme Aleksandr Solzhenitsyn, je crois que ces deux choses sont vraies. L’impunité est moralement absurde et parfois abusée politiquement.

 

D. Implications politiques

Nous arrivons au troisième thème que je vais utiliser pour explorer la CPI, ses implications politiques. Il y a tellement de choses dont nous pourrions parler ici, mais je me contenterai de souligner trois parallèles entre la CPI et les manifestations antérieures du droit pénal international. 

Premièrement, la CPI est également susceptible d’être sujette au double standard par les grandes puissances. Lors de la négociation du statut de la CPI, les États ont fait de nombreux compromis pour tenir compte des intérêts américains, pour finalement en conclure que les États-Unis ne deviendraient pas membre du Statut. 

Par respect pour l’autorité du Conseil de sécurité des Nations Unies, le Statut de la CPI envisageait formellement la capacité du Conseil de sécurité de renvoyer à la Cour des situations. 

Ces renvois ont donné à la court la juridiction sur le pays visé, que l’État concerné ait ou non signé et ratifié le traité sur la CPI. Lorsque le Conseil de sécurité des Nations Unies a renvoyé les situations au Soudan et à la Libye, le gouvernement américain a subordonné son accord à l’insertion d’un libellé exemptant les nationaux des états tiers qui ne sont pas membres, afin que les troupes américaines ne puissent être poursuivies devant la CPI, contrairement à d’autres. 

Plus récemment, le gouvernement américain a ouvertement menacé les procureurs de la CPI de sanctions si elle procédait à une enquête sur des allégations de torture systématique par les troupes américaines en Afghanistan. L’Afghanistan étant membre de la CPI, la Cour est compétente pour tous les crimes internationaux commis par tous les nationaux sur ce territoire. Malheureusement, tout cela imite les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, où les Alliés avaient organisé des procès internationaux pour des tiers tout en se protégeant de leurs propres responsabilités. 

Deuxièmement, la CPI a été confrontée aux mêmes délimitations de coopération que nous avons discutées en ce qui concerne le Tribunal pour le Rwanda, le TPIR. Lors de ma conférence précédente, j’ai cité des auteurs tels que Thierry Cruvellier et Victor Peskin,[7] qui ont affirmé que le gouvernement rwandais était en mesure de contrôler l’agenda du procureur en menaçant de retirer sa coopération, soit en empêchant un témoin rwandais de se rendre au Tribunal en Tanzanie voisine, soit en refusant de garantir la sécurité des enquêteurs. 

Un certain nombre d’auteurs plus récents affirment que le travail de la CPI ailleurs en Afrique pose des problèmes similaires.[8] La CPI a besoin de la coopération des gouvernements pour avoir accès aux preuves, assurer la sécurité tout en menant des enquêtes et procéder à des arrestations. Cela pose problème lorsque les dirigeants des États avec lesquels la CPI coopère ont de très mauvaises références démocratiques et ont beaucoup de sang sur leurs mains aussi. Encore une fois, le souci est que la politique a dépassé les questions d’égalité et que notre préoccupation morale a été instrumentalisée pour des intérêts politiques particuliers. Là encore, il est à craindre que nous n’ayons pas échappé à la justice de vainqueur dans la pratique.

Troisièmement, la CIP a été impliquée dans des conflits houleux entre des États antérieurement en guerre. Par exemple, la CPI enquête actuellement sur la guerre Géorgie-Russie qui a eu lieu en 2008. Il est largement admis que les deux parties ont commis des crimes internationaux au cours de ce conflit, mais il semble que les poursuites soient entravées par des obstacles importants. Un rapport récent indique que « la partie géorgienne craignait que les autorités russes n’envoient des déclarations de témoins falsifiées ou de toute autre manière moins crédibles ».[9] De l’autre côté, la CPI a également indiqué que « l’affirmation de la Russie selon laquelle elle ne pourrait pas poursuivre son enquête nationale parce que la Géorgie a refusé de fournir une assistance juridique ».[10] 

Ce récit nous rappelle les procès qui ont suivi la Première Guerre mondiale, où des condamnations par coutumace prononcées en France et en Belgique ont été acquittées à Leipzig dans un climat de haine ouverte. Dans les deux cas, le fonctionnement de la justice pénale internationale est loin d’être clair lorsque, d’un point de vue politique, les parties adverses veulent utiliser les procès comme une continuation de la guerre.
 

E. Alternatives

Nous arrivons au quatrième thème que j’explore au cours de ces conférences, les alternatives à la poursuite. 

Lors de nos conférences précédentes, nous avons abordé de nombreuses solutions, y compris l’exil après la Première Guerre mondiale, les exécutions sommaires après la Seconde Guerre mondiale et les Commissions Vérité et Réconciliation après la guerre froide. Tous ces éléments, ainsi que d’autres que nous avons envisagés, sont également réalisables pour la CIP. Cela montre à nouveau la complexité des choix concernant la façon dont répondre aux atrocités. 

Bien que ce ne soit pas tout à fait nouveau, je souhaite aborder une solution particulièrement importante pour la CPI, à savoir les amnisties visant à mettre fin à la guerre et à instaurer la paix au lieu de poursuites pénales. 

Bien que le tribunal yougoslave ait également existé au cours de la violence armée en cours, la grande majorité des tribunaux que nous avons examinés au cours de cette série de conférences ont impliqué des institutions créées après la fin de la violence. Dans certains cas, le laps de temps entre la fin de la violence en question et la création du tribunal est très important. Le tribunal cambodgien, par exemple, a été créé en 2001 pour s’occuper des atrocités commises par les Kmer Rouges plus de vingt ans plus tôt, entre 1975 et 1979. 

Dans le cas de la CIP, cependant, elle existe lors de la perpétration d’atrocités. Cette réalité soulève la question de savoir si elle devrait jouer un rôle pour tenter de mettre fin aux guerres. Soudain, la résolution des conflits est également un objectif de la justice pénale internationale. À cet égard, il existe un débat important sur la question de savoir si des amnisties pour atrocités devraient être proposées pour inciter les factions belligérantes à déposer les armes. S’ils font l’objet de poursuites lorsqu’ils cesseront de se battre, ils ne le feront pas.

Ainsi, en insistant sur la responsabilité pénale, le droit pénal international pourrait prolonger la violence en empêchant les groupes en conflit de parvenir à un accord de paix. Inversement, en proposant des amnisties, vous incitez à la violence armée en général et aux atrocités en particulier. 

Je vais utiliser la situation colombienne comme exemple du problème. Comme beaucoup le savent, la Colombie a conclu un accord de paix historique avec les FARC en 2016, après 50 ans de guerre. Que faire des crimes internationaux commis au cours de cette période était une question difficile pour les parties au conflit et pour la CPI compétente en matière de crimes. 

Je partagerai avec vous les détails d’un ensemble de crimes internationaux présumés commis en Colombie pour concrétiser ce dilemme et vous faire ressentir à nouveau le choc moral qui a animé une grande partie de ce domaine au cours du siècle dernier. 

Entre 2002 et 2008, l’armée colombienne est soupçonné d’avoir exécuté régulièrement des civils. Selon un rapport de Human Rights Watch, et je cite, 

« Sous la pression des supérieurs pour obtenir des résultats positifs et augmenter le nombre de morts dans leur guerre contre la guérilla, des soldats et des officiers ont enlevé des victimes ou les ont attirés dans des lieux lointains sous de faux prétextes – par exemple avec des promesses de travail – les ont tués, ont placé des armes sur leurs cadavres et les ont ensuite signalés comme des combattants ennemis tués au combat. »[11] 

Apparemment, il y a au moins 3000 cas qui font l’objet d’une enquête. Pour moi, c’est souvent la combinaison de la créativité humaine et de la violence brutale qui est la plus choquante, peut-être parce qu’elle traduit le plus clairement un choix moral. 

À l’ombre de ces atrocités en Colombie, des spécialistes tels que René Urueña ont affirmé que la CPI avait joué un rôle influent dans le processus de paix colombien.[12] Certains considèrent que l’accord flexible de la CIP, qui autorise des peines considérablement réduites pour dire la vérité devant les tribunaux colombiens, facilite l’accord de paix historique, tandis que d’autres sont plus critiques vis-à-vis de l’insistance de la CIP selon laquelle des procès sont nécessaires.[13] 

Dans un cas comme dans l’autre, il est clair que la CIP a encore une autre question conceptuelle importante à traiter lors de l’examen des poursuites internationales. Il est également clair que ces décisions peuvent avoir des conséquences importantes pour les personnes qui subissent le chagrin de la guerre. Ce sont de grandes responsabilités morales.
  

F. Le droit

Cela nous amène à notre cinquième thème, la loi. J’offrirai des perspectives positives et critiques sur le droit inscrit dans le Statut de la CPI. 

Du côté positif, le Statut de la CPI nous fait largement dépasser les luttes avec le droit rétroactif. À quelques exceptions près dont je peux discuter en réponse aux questions posées à la fin si les gens sont intéressés, la CPI définit de manière formelle et détaillée les crimes internationaux, les formes de responsabilité et les procédures clés pertinentes, qui peuvent être appliqués de manière prospective. Sur le plan du contenu, le Statut de la CPI représente également un ensemble de normes plus avancées reflétant mieux les réalités de la guerre. 

Par exemple, des auteurs tels que Tuba Inal ont montré comment les précédentes conceptions du droit pénal international accordaient très peu d’attention à l’expérience des femmes en guerre.[14] Inal montre comment cela résulte de la participation très limitée des femmes à la négociation des traités internationaux régissant le droit international humanitaire. En 1977 encore, le viol n’était toujours pas officiellement reconnu comme un crime de guerre sur le terrain. 

Le statut de la CIP corrige ce problème en proposant un ensemble nouveau et varié d’infractions pénales reflétant mieux l’expérience des femmes en matière de guerre et d’atrocités. 

D’autres voient le verre à moitié vide. Le Professeure du droit international Gerry Simpson, par exemple, affirme que le droit pénal international établit des distinctions arbitraires entre la violence manuelle et la violence fondée sur l’économie politique.[15] Cette critique est en partie préoccupée par le fait que le droit pénal international fait très peu pour lutter contre la pauvreté dans le monde, qui tue chaque jour considérablement plus de personnes que des criminels internationaux. En effet, certains de ces faits sur la pauvreté mondiale sont également choquant : 

  • 2,3 milliards de personnes ne disposent toujours pas d’installations sanitaires de base telles que des toilettes, 
  • il y a 750 millions d’adultes analphabètes, dont les deux tiers sont des femmes; 
  • une femme sur huit meurt en couches en Sierra Leone; 
  • et la diarrhée causée par un manque d’eau potable et d’assainissement tue environ 842 000 personnes par an dans le monde. 

Comme le dit si bien Gandhi, « la pauvreté est la pire forme de violence ». Certains soutiennent que le droit pénal international nous aide à oublier cela.
 

G. Conséquences

Cela nous amène à notre sixième et dernier thème, les conséquences. Nous pourrions en discuter beaucoup ici, mais je ne mentionnerai que deux ensembles, à la fois positifs et critiques. 

Sur le plan positif, un certain nombre de spécialistes importants utilisent des méthodes empiriques pour évaluer l’impact de la justice pénale internationale. Beth Simmons et Hyeran Jo ont publié un article important dans lequel ils soutiennent que des preuves empiriques indiquent que la CIP a un effet démontrable sur la dissuasion des atrocités.[16] 

En utilisant également des méthodes empiriques, Kathryn Sikkink affirme que la justice pénale internationale a un effet bénéfique sur la performance des droits de l’homme, non seulement dans l’État où les poursuites sont engagées, mais également dans la région environnante.[17] 

Ces résultats font l’objet de nombreux débats, mais ils renforcent l’importance de la CIP. En d’autres termes, ils suggèrent implicitement que, bien que regrettable, l’apport moral surpasse les carences politiques. D’autres considèrent la CIP comme une institution néocoloniale illégitime qui fait plus de mal que de bien. Des érudits tels que Mahmood Mamdani, Kamari Clarke et bien d’autres sont profondément sceptiques quant à l’avenir de la CPI, affirmant que sa focalisation unique sur les Africains révèle actuellement sa continuité avec la mission civilisatrice du colonialisme.[18] L’Union africaine et divers présidents africains ayant exprimé des points de vue similaires, un certain nombre d’États se sont retirés de la Cour sur la base de ces observations. De plus, des spécialistes comme Sarah Nouwen et Phil Clarke soutiennent que la Cour aggrave les problèmes de droits de l’homme dans les États bénéficiaires.[19] 

En conclusion, le CPI se trouve actuellement dans une position très précaire, ce qui explique précisément l’importance d’une conversation très franche et honnête sur l’histoire du droit pénal international. J’espère que cette conférence, ainsi que les autres de ces dernières semaines, vous ont fourni une orientation utile à cet égard. 

RÉSUMÉ FINAL

Pour conclure cette série de conférences, je souhaite revenir aux thèses avec lesquelles j’ai commencé pour la première de mes présentations. Je vais résumer où nous en sommes dans le contexte de chaque thèse et faire quelques suggestions préliminaires sur la manière dont le domaine peut se poursuivre dans le futur. 

Ma première thèse était que, depuis plus d’un siècle, la fin de chaque grande guerre mondiale avait incité la justice pénale internationale à défendre un large éventail d’objectifs non définis ni hiérarchisés de manière cohérente. Sikkink parle de cascade de la justice,[20] pour la montée de la justice pénale internationale au cours des dernières années, mais en réalité, toutes les périodes dont nous avons discuté impliquaient un déluge de poursuites. 

Il y a eu plus de 1 600 procès par coutumace en France et en Belgique après la Première Guerre mondiale. Nous avons vu comment, selon l’historien Istvan Deak, entre 2 et 3% de la population européenne a été accusée de trahison, de collaboration ou de crimes de guerre après la Seconde Guerre Mondiale, et la mondialisation de la justice pénale internationale après la guerre froide a été tout aussi spectaculaire. Dans chacun de ces scénarios, nous avons constaté une série d’objectifs, notamment la punition, la dissuasion, l’incapacité, le changement de régime, la réconciliation, la paix, etc. Nous n’avons pas choisi entre ces objectifs ni ne les avons hiérarchisés. 

Deuxièmement, j’ai soutenu que la justice pénale internationale est constituée d’une tension entre les sentiments moraux très intenses à propos de la responsabilité pour des atrocités et, de l’autre côté, les politiques qui tendent à instrumentaliser ces sentiments. 

J’ai essayé de vous aider à ressentir une petite dose de ces sentiments moraux en vous racontant des histoires sur les ordres allemands de massacrer tous les prisonniers français pendant la Première Guerre mondiale, les expériences médicales brutales entreprises par des médecins Nazi sur des prisonniers dans des camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, et les allégations d’exécutions dites « fausse positives » en Colombie au cours des dix dernières années. 

J’ai également montré à quel point l’absurdité morale constituait un argument puissant en faveur de la responsabilité pénale à toutes les étapes de cette histoire. En même temps, j’ai essayé de montrer comment chaque manifestation de ces procès impliquait une application inégale. 

Troisièmement, j’ai soutenu que l’histoire de la justice pénale internationale était souvent une tentative réactionnaire de reconstituer l’équilibre entre ces pôles, la morale et le pouvoir, à la lumière des lacunes d’une période antérieure. Nous avons vu comment Nuremberg et Toyko étaient des réactions directes et opposées aux échecs présumés de la justice des vaincus à Leipzig. De plus, la justice du vainqueur rendue après la Seconde guerre mondiale avait dû être surmonté par des tribunaux ad hoc créés par les Nations Unies. À son tour, la très faible concentration des tribunaux ad hoc sur les plans géographique et temporel a été surmontée par une Cour pénale internationale permanente qui ne l’était pas. 

Quatrièmement, j’ai fait valoir que ni notre sentiment moral ni le pouvoir ne prétendraient jamais remporter la victoire finale sur l’autre dans notre réflexion sur la responsabilité pour les atrocités. 

En conséquence, l’histoire des procès internationaux révèle quelque chose de significatif sur le potentiel et les limites de la justice pénale internationale dans l’ordre juridique mondial actuel. D’une part, il est très humain de ressentir un grand outrage moral face aux atrocités, et il y aura toujours ceux qui chercheront à répondre à ces sentiments de manière rétributive. Ils seront rejoints par ceux qui voient une valeur conséquente dans ces poursuites. 

D’autre part, ceux qui considèrent que l’instrumentalisation politique fréquente de ces procès sape le projet, trouveront également beaucoup pour justifier leur opinion. En supposant que les procès pour les criminels internationaux persistent, les personnes engagées sur le terrain devront élaborer une nouvelle stratégie pour maximiser la valeur morale de ces procès tout en minimisant leur instrumentalisation politique.  Nul doute que cette tâche nécessitera une très grande imagination, un courage politique considérable, une grande sensibilité aux très nombreuses variables dont nous avons parlé et une conscience de la manière dont les procès pourraient avoir des conséquences imprévues. Je suis convaincu qu’une enquête honnête sur l’histoire de la justice pénale internationale peut être utile à ce processus. En effet, il sera crucial pour les efforts énergiques de ma génération dans la poursuite de l’idéal, plus jamais.


[1] Gustave Moynier, Essai sur les caractères généraux des lois de la guerre (1895).

[2] M. Adatci, Commission on the Responsibility of the Authors of the War and on Enforcement of Penalties, 14 Am. J. Int. Law 95 (1920).

[3] See Mark Lewis, The Birth of the New Justice: The Internationalization of Crime and Punishment, 1919-1950 82–83 (1 edition ed. 2014).

[4] Gerd Hankel, The Leipzig Trials: German War Crimes and Their Legal Consequences after World War I 31 (2014).

[5] Brad R. Roth, Coming to Terms with Ruthlessness: Sovereign Equality, Global Pluralism, and the Limits of International Criminal Justice, 8 St. Clara J. Int. Law 231, 284 (2010).

[6] Karen Engle, Zinaida Miller & D. M. Davis, Anti-Impunity and the Human Rights Agenda See, for example, (2016).

[7] Thierry Cruvellier, Court of Remorse: Inside the International Criminal Tribunal for Rwanda (2010); Victor Peskin, International Justice in Rwanda and the Balkans: Virtual Trials and the Struggle for State Cooperation (2008).

[8] See in particular, Phil Clark, Distant Justice: The Impact of the International Criminal Court on African Politics (2018).

[9] Human RIghts Watch, Pressure Point: The ICC’s Impact on National Justice 67 (2018), https://www.hrw.org/report/2018/05/03/pressure-point-iccs-impact-national-justice/lessons-colombia-georgia-guinea-and (last visited Nov 30, 2019).

[10] Id. at 67.

[11] Nick Miroff, Colombian army killed civilians to fake battlefield success, rights group says, Washington Post, June 24, 2015, https://www.washingtonpost.com/world/the_americas/colombian-army-killed-civilians-to-fake-battlefield-success-rights-group-says/2015/06/23/5e83700e-191d-11e5-bed8-1093ee58dad0_story.html (last visited Dec 1, 2019).

[12] René Urueña, Prosecutorial Politics: The ICC’s Influence in Colombian Peace Processes, 2003–2017, 111 Am. J. Int. Law 104–125 (2017).

[13] Id.

[14] Tuba Inal, Looting and Rape in Wartime (Reprint edition ed. 2016).

[15] Gerry Simpson, Human Rights with a Vengeance: One Hundred Years of Retributive Humanitarianism Kirby Lecture in International Law 2015, 33 Aust. Yearb. Int. Law 1–14 (2015).

[16] Hyeran Jo & Beth A. Simmons, Can the International Criminal Court Deter Atrocity?, 70 Int. Organ. 443–475 (2016).

[17] Kathryn Sikkink, The Justice Cascade: How Human Rights Prosecutions Are Changing World Politics (1 ed. 2011).

[18] Kamari Maxine Clarke, Fictions of Justice: The International Criminal Court and the Challenge of Legal Pluralism in Sub-Saharan Africa (1 edition ed. 2009); Mahmood Mamdani, The International Criminal Court’s Case Against the President of Sudan: A Critical Look, 62 J. Int. Aff. 85–92 (2009).

[19] Clark, supra note 8; Sarah M. H. Nouwen, Complementarity in the Line of Fire: The Catalysing Effect of the International Criminal Court in Uganda and Sudan (2013).

[20] Sikkink, supra note 17.